Gilbert Meynier : « des excuses seraient dérisoires »

Professeur émérite à l’université de Nancy-II, l’historien Gilbert Meynier est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Algérie coloniale et précoloniale, dont L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’islam, aux éditions La Découverte, 2007 ; Histoire intérieure du FLN 1954/1962, éditions Fayard, 2002 ; avec Mohamed Harbi, Le FLN, documents et histoire, éditions Fayard 2004. C’est un des historiens montés en ligne contre l’article 4 de la loi du 23 février 2005.

 

[Un entretien avec Gilbert Meynier publié dans El Watan, le 11 décembre 2007.]

  • Avec d’autres historiens et intellectuels français et algériens, vous avez pris l’initiative d’un texte pour « dépasser le contentieux historique ». Pensez-vous que vous avez été entendus par le président Sarkozy qui a dit à Alger et à Constantine que le système colonial était injuste ?

Sarkozy a extrait une ou deux formules de notre pétition et les a adaptées à sa sauce. Certes, c’est plus acceptable que certains passages consternants de son discours de Dakar, mais nous sommes encore loin du compte. Il y a eu une litanie incontestable de crimes commis en Algérie sous l’égide de la France coloniale, même si la période coloniale ne se résume pas à ces crimes. Et comme l’exprime Le Canard enchaîné dans un dessin : « Les Algériens demandent des excuses ? – Ça dépendra des contrats. » Par ailleurs, il vient de déclarer, à son retour d’Alger, que la « Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie » (article 3 de la loi du 23 février 2005) prendrait en compte aussi les victimes algériennes. Tout de même ! Mais cela est en contradiction formelle avec l’intitulé de la loi qui ne prend en compte que les Français d’« outre-mer » et leur rend un hommage de reconnaissance. C’est cela Sarkozy : tout et son contraire.

  • Les Algériens considèrent que c’est insuffisant. Est-ce aussi l’avis de l’historien que vous êtes ?

Evidemment que, pour moi, c’est insuffisant. Mais je ne le dis pas spécifiquement en tant qu’historien, je le dis en tant que citoyen du monde, ou comme aimait à le dire mon regretté maître Pierre Vidal-Naquet, en tant qu’« historien dans la cité » : le savoir de l’historien peut, dans certaines limites, et avec précaution, mais sans hésitation, l’autoriser à formuler un avis autorisé sur des questions de l’actualité politique qui ont un rapport avec le passé. Ceci dit, les historiens n’ont pas tous le même point de vue, mais s’ils sont honnêtes, ils s’accordent sur un minimum de reconnaissance des faits. L’historien s’efforce, en conscience et avec une méthode sourcilleuse, de dire le vrai, mais il ne peut prétendre exprimer l’absolu. L’absolu n’existe qu’en Dieu si l’on y croit, au corpus émané des valeurs universelles auxquelles on adhère si l’on n’y croit pas. Ceci dit, les déclarations de Sarkozy n’ont pas empêché certains groupes mémoriels « pieds-noirs » de crier déjà à la trahison. Je pense que, pour des raisons politico-électoralistes, Sarkozy essaie de s’en tenir à un entre-deux qui, finalement, mécontente tout le monde.

  • « Pour la France, il s’agit aujourd’hui d’une question d’honneur, il faut réparer les fautes qui ont été commises », a dit le président Sarkozy au sujet des harkis. Pourquoi n’a-t-il pas dit cela en Algérie en direction des Algériens ?

Il est certain qu’il lui est difficile de tenir la balance, sauf à marcher sur la corde raide, avec les risques de chute que cela comporte : il a tout de même eu des engagements électoraux, et son fonds de commerce originel, c’est le siphonage du Front national qui fait de la victimisation pied-noir/harki un de ses thèmes rhétoriques de prédilection. Ceci dit, il existe nombre de pieds-noirs – j’en connais plusieurs dans ma région lyonnaise – qui ne partagent pas les vues simplistes dichotomiques de leurs groupes mémoriels : c’est le cas à l’association « Coup de soleil », présidée par Georges Morin, député de l’Isère, qui a été instituteur à Constantine ; de même, il existe des descendants de harkis qui ont une vraie parole citoyenne – comme l’association « Harkis et droits de l’homme », présidée par Fatima Besnaci-Lancou.

  • Nicolas Sarkozy renvoie dos à dos le colonisateur et le colonisé dans les violences et les souffrances induites par le système colonial. Cette juxtaposition est-elle juste et correcte ? N’est-ce pas une manière de soustraire la puissance coloniale de ses responsabilités et pour l’Etat français de se défausser ?

Certainement, je crois avoir déjà répondu, supra, à cette question. Un exemple : bien sûr qu’il y a eu des violences de la part de l’ALN – mais quelle guerre ne comporte-t-elle pas de violences ? La violence organisée est au c¦ur même de la guerre. Mais, de 1954 à 1962, il y a eu une violence massive et industrielle – celle de l’armée française (bombardements, napalm…) – qui n’a pas exclu des violences plus primaires, quelque sophistiquées qu’elles aient pu être (la torture, la gégène, les sentences de mort exécutées par décapitation, les camps de regroupement et d’internement…). Du côté algérien, la violence a été une violence ponctuelle et artisanale : on connaît le célèbre mot de Larbi Ben M’hidi – « Donnez- moi vos avions, et je vous donnerai mes couffins de bombes. » Il y a certes eu aussi une violence interne – par exemple, le mouvement des « purges » initiées par le colonel Amirouche dans la wilaya 3 en 1958, et qui a gagné ensuite les autres wilayas, à l’exception relative de la wilaya 2 (Nord constantinois) –, résultant à la fois de l’intoxication par les services français et de la prégnance chez Amirouche et ses séides d’une paranoïa purificatrice sous l’égide suprême du sacré, émanée de certaines tendances lourdes de la société algérienne. Mais cela, c’est une autre histoire qui renvoie à ce que mon collègue et ami Mohammed Harbi analyse comme le syndrome pluriséculaire de l’autoritarisme violent dans l’histoire de longue durée de l’Algérie. Mais cela même a été réactivé et exacerbé par la violence coloniale, la discrimination, le racisme et la sous-éducation chroniques, consubstantiels avec le système colonial.

  • Le président Sarkozy a cité l’alliance franco-allemande, celle-ci ne s’est-elle pas construite après la reconnaissance des crimes du nazisme par l’Allemagne et les excuses du président Adenauer au général de Gaulle ?

Naturellement. Si je me souviens bien, sauf erreur de ma part, Adenauer ne s’est pas excusé, mais il a reconnu les responsabilités historiques de l’Allemagne nazie dans les crimes du nazisme. Le terme d’« excuses », personnellement, me gêne : on s’excuse quand on a marché sur les pieds de quelqu’un et, en Egypte, le piétiné répond invariablement « Ma’lich ! » Là, nous sommes dans une autre dimension : des « excuses » seraient dérisoires, car elles ne seraient pas à la mesure de l’enjeu et des drames de l’histoire. J’ai la conviction que la formule la plus adaptée à la situation politique, dans un débat qui est à la fois éthique et politique, serait une telle reconnaissance de responsabilités ou, comme l’a finalement exprimé notre pétition, une « reconnaissance publique de l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie ».

Nadjia Bouzeghrane

 

 

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